La moitié d’un pont

Papa, que se passe-t-il si on supprime la moitié d’un pont ? Reste-t-il toujours debout sur ces pierres ? Pouvons-nous encore marcher dessus ? Et jusqu' où ? Et toi papa, es-tu toujours debout ? Papa, dis moi, que se passe-t-il si on supprime la moitié d’un pont ? Ce que je sais, c’est que je ne peux pas atteindre l’autre rive, parce qu’au bout de la moitié du pont, il y a le vide.

Il n’y a alors plus qu’un seul paysage possible ; plus qu’un seul couché de soleil à observer ; plus qu’un seul point de vue pour comprendre le monde. Les nuits se succèdent et les constellations se déplacent. Tout là-haut, il n’y a pas de pont à franchir. Vu des étoiles, ce pont n’est peut-être pas coupé ? Papa, dis moi, est-ce que je dois m’habituer pour toujours à ne pas pouvoir aller de l’autre côté ?

Dois-je attendre ? Dois-je m'asseoir sur la rive et regarder maman construire un mur avec les dernières pierres. Et si j’escalade ce mur, peut-être que je verrai des silhouettes que je reconnais ?Peut-être que je te verrai toi ?Papa, et si j’attendais d’être suffisamment grand et courageux pour traverser à la nage ? A mon âge, se retrouver seul dans une eau froide et profonde, c’est risqué. Papas, un homme doit-il mettre sa vie en danger pour aller là où le pont n’existe plus ? Et un enfant ?

Deux années sont passées et la moitié du pont est encore debout. A quoi ça sert d’être solide lorsqu’on ne va nulle part ? Aujourd’hui, j’ai 10 ans et on me dit d'oublier « ce maudit pont ». On me dit de ne plus penser à l’autre côté. Qu’il n’y a rien de bon là-bas. On me dit de me contenter de cette partie du monde, de dire merci et de ne plus poser de question. Alors, je m’installe encore une fois au bord du pont. Je sens le vide sous mes pieds et dans mon cœur. Si je me penche un peu, je peux voir l’eau couler. La rivière est vive et claire. Je me demande si elle remarque que, comme pour moi, il lui manque la moitié du toit au-dessus de la tête ? Papa, que se passe-t-il si l’on supprime la moitié d’un toit ?